INTELLIGENCE EROTIQUE - Esther Perel

INTELLIGENCE EROTIQUE - Esther Perel

Renouer avec notre corps - Aimer l'image de soi - Revenir à "amant, maîtresse" dans nos relations de couple. Pour 2021 et plus, c'est un futur charmant !

Je vous propose l'introduction au livre de Esther Pérel : L'intelligence érotique - Faire vivre le désir dans le couple

L’histoire sexuelle des couples modernes parle souvent de l’érosion du désir. Une longue liste de justifications prétend expliquer la mort inévitable de l’éros. Ces derniers temps, de la radio à la presse écrite la plus sérieuse, chacun y va de son avis sur la question : trop de couples ont un nombre insuffisant de rapports sexuels, même quand ils affirment s’aimer ; les couples d’aujourd’hui seraient trop occupés, trop stressés, trop impliqués dans l’éducation des enfants, et trop fatigués pour faire l’amour ; et si cela ne suffisait pas à endormir leur libido, les antidépresseurs, censés atténuer l’anxiété, viennent donner l’estocade. Quelle ironie pour les enfants du baby-boom, entrés, voilà trente ans, dans l’ère nouvelle de la libération sexuelle ! Maintenant que cette génération et celles qui l’ont suivie peuvent avoir autant de relations sexuelles qu’elles le veulent, elles semblent en avoir perdu l’envie.

Je ne reviendrai pas sur ce qu’affirment les médias : nos vies sont sans aucun doute plus stressantes qu’elles ne devraient l’être. Il me semble cependant qu’en se focalisant exclusivement sur la fréquence et la quantité des rapports sexuels, ils n’abordent que les causes les plus superficielles du malaise que beaucoup de couples ressentent. Il y a davantage à en dire.

Réconcilier sexualité et vie domestique est une gageure que psychologues, sexologues et sociologues se sont longtemps employés à relever. Pour nous apprendre à trouver sur le marché de l’érotisme de quoi pimenter notre sexualité conjugale, les conseils pleuvent. Le fléchissement du désir serait soit un problème d’emploi du temps, qui pourrait être réglé par une meilleure hiérarchisation des priorités et une organisation plus efficace, soit un problème de communication, que la verbalisation précise de nos attentes sexuelles serait censée améliorer. Étudier la sexualité de façon statistique ne m’attire guère : Fait-on toujours l’amour ? Avec quelle fréquence ? Combien de temps ça dure ? Qui jouit le premier ? Combien d’orgasmes ? Je préfère me pencher sur des questions qui n’ont pas de réponses évidentes. Ce livre parle ainsi de l’érotisme et de la poétique du sexe, de la nature du désir érotique et des problèmes qui lui sont inhérents. Comment nous sentons-nous quand nous aimons quelqu’un ? Quelle est la différence entre amour et désir ? Une vie intime satisfaisante implique-t-elle nécessairement une relation sexuelle satisfaisante ? Pourquoi devenir parents est-il si souvent un désastre pour la sexualité ? Pour quelle raison l’interdit est-il si érotique ? Est-il possible de désirer ce que nous avons déjà ?

Nous partageons tous un besoin fondamental de sécurité qui nous pousse à privilégier les relations stables. Mais nous avons tout autant besoin d’aventure et d’excitation. Si l’on en croit les promesses de l’amour moderne, il existerait un point de jonction possible entre les deux. Je n’en suis pas convaincue. Ce que nous exigeons aujourd’hui d’une seule personne – à savoir de la solidité, de la cohérence et du sens – nous aurait été autrefois procuré par une communauté entière. Nous attendons de nos relations à long terme qu’elles soient à la fois romantiques et épanouissantes sur le plan affectif et sexuel. Dès lors, faut-il s’étonner que tant de relations s’effondrent sous un tel fardeau ? Il est difficile de susciter l’excitation, l’attente et le désir chez la personne dont on attend par ailleurs confort et stabilité, mais ce n’est pas impossible. Je vous invite à réfléchir aux moyens d’introduire du risque dans la sécurité, du mystère dans le familier, et de la nouveauté dans la stabilité.

Chemin faisant, nous nous demanderons comment l’idéologie moderne de l’amour s’oppose parfois aux forces à l’œuvre dans le désir. L’amour prospère dans une atmosphère de proximité, de réciprocité et d’égalité. Nous cherchons à connaître l’être aimé, à le garder près de nous, à réduire la distance qui nous en sépare. Nous prenons soin de lui, nous nous inquiétons pour lui, et nous nous en sentons responsables. Pour certains d’entre nous, l’amour et le désir sont inséparables. Mais pour beaucoup d’autres, l’intimité émotionnelle inhibe l’expression du désir. Tout ce qui relève de l’attention, de la protection, et tout ce qui nourrit l’amour bloque souvent la spontanéité qui se trouve à la source même du plaisir érotique.

Ma conviction, renforcée par vingt ans de pratique, est qu’en cherchant la sécurité à tout prix, beaucoup de couples confondent amour et fusion. Cette confusion est de mauvais augure pour leur sexualité. Afin de maintenir l’élan vers l’autre, il doit y avoir une distance à franchir. L’érotisme a besoin de séparation. Autrement dit, il se développe dans l’espace qui existe entre soi et l’autre. Pour communier avec l’être aimé, nous devons être capables de tolérer ce vide et sa part d’incertitude.

Pendant que nous y sommes, considérons un autre paradoxe : le désir s’accompagne souvent de sentiments qui privent l’amour de ses moyens – des sentiments comme l’agressivité, la jalousie ou la discorde. J’explorerai les pressions d’ordre culturel qui s’exercent sur la sexualité conjugale pour la rendre équitable, égalitaire et sans risque, mais qui suscitent aussi l’ennui chez tant de couples. Il me semble possible d’avoir une sexualité plus excitante, plus ludique, voire frivole, en se libérant un peu de notre tendance culturelle à faire de la démocratie en chambre.

Pour étayer cette idée, nous ferons un détour par l’histoire sociale. Nous verrons que les couples contemporains investissent davantage dans l’amour que par le passé, alors même que, par un cruel coup du sort, c’est justement ce modèle amoureux et matrimonial moderne qui se cache derrière le nombre croissant de divorces. La question est donc de savoir si les structures maritales classiques peuvent s’accorder avec les obligations qui les accompagnent aujourd’hui, surtout quand le traditionnel « jusqu’à ce que la mort nous sépare » fait référence à une durée de vie deux fois plus longue que durant les siècles précédents.

L’intimité serait la potion magique capable de rendre possible un tel miracle. Nous analyserons ce point en détail, et selon différentes perspectives, mais je voudrais dès à présent dénoncer le cliché qui réduit les femmes à des créatures romantiques, et les hommes à des conquistadors du sexe. Ce cliché aurait dû être balayé depuis longtemps. Et, avec lui, toutes les idées qui présentent les femmes comme des êtres attendant l’amour, essentiellement fidèles et attirés par la sphère domestique, tandis que les hommes seraient biologiquement non monogames et effrayés par l’intimité. Les changements sociaux et économiques de l’histoire occidentale récente ont modifié les lignes de partage traditionnelles entre les genres, en redistribuant ces traits de caractère chez les hommes comme chez les femmes. Si les stéréotypes peuvent contenir une part importante de vérité, ils sont loin de pouvoir expliquer les complexités des relations modernes. Pour ma part, je suis en quête d’une approche plus androgyne de l’amour.

En tant que thérapeute conjugale, j’ai inversé les priorités cliniques habituelles : dans mon domaine, on nous apprend qu’il faut d’abord se renseigner sur l’état du couple, puis se demander comment cela se traduit dans la chambre à coucher. Vue ainsi, la relation sexuelle est une métaphore de la relation globale. L’hypothèse sous-jacente étant que si l’on peut améliorer cette dernière, le sexe suivra. J’ai constaté que ce n’était généralement pas le cas. L’expérience clinique a toujours favorisé la verbalisation au détriment de l’expression corporelle. Pourtant, la sexualité et l’intimité affective sont deux langages différents. J’aimerais redonner au corps sa place légitime dans les discussions sur le couple et l’érotisme, car il porte souvent en lui des vérités émotionnelles que les mots peuvent trop facilement laisser de côté. Les dynamiques qui suscitent le conflit dans la relation – particulièrement celles liées au pouvoir, au contrôle, à la dépendance et à la vulnérabilité – deviennent souhaitables quand elles sont exprimées à travers le corps, quand elles sont érotisées. Le sexe est dès lors le moyen d’éclairer les luttes et les confusions entre l’intimité et le désir, tout autant qu’une façon de commencer à atténuer ces antagonismes destructeurs. Le corps de chaque partenaire, témoin de son histoire et du poids des impératifs culturels, est alors un texte que nous pouvons lire ensemble.

Il est temps d’expliquer certains termes que les lecteurs rencontreront dans ce livre. Pour plus de clarté, j’utiliserai le terme « mariage » pour des engagements affectifs sur le long terme, et pas seulement pour les couples unis légalement. Et je passerai librement des pronoms féminins aux masculins, sans que cela induise nécessairement un jugement sur chaque genre.

Moi-même, comme mon prénom l’indique, je suis une femme. Mais je suis aussi le produit d’un mélange de cultures et j’ai vécu dans de nombreux endroits. Je tiens à donner au sujet de ce livre une dimension culturelle, voire multiculturelle. J’ai grandi en Belgique, étudié en Israël et terminé ma formation aux États-Unis. Ayant vécu à cheval sur plusieurs cultures pendant plus de trente ans, j’ai le point de vue confortable du spectateur. Cette position stratégique m’a ouvert de multiples perspectives, utiles à mes observations, sur la façon dont nous nous développons sexuellement, dont nous nous attachons à l’autre, dont nous parlons de l’amour et nous adonnons aux plaisirs du corps.

J’ai utilisé cette expérience personnelle dans mon travail de clinicienne, d’enseignante et de consultante dans le domaine de la psychologie interculturelle. Ayant orienté mes recherches sur les questions de transitions culturelles, j’ai travaillé plus spécifiquement avec trois types de populations : les deux premiers, les familles de réfugiés et les familles de cadres internationaux, sont les deux groupes qui se déplacent le plus aujourd’hui, bien que pour des raisons différentes ; le troisième est constitué des couples mixtes d’un point de vue culturel (qu’ils soient interraciaux ou interreligieux). Dans ce cas, les changements culturels ne sont pas consécutifs à des déplacements géographiques, mais se produisent plutôt dans le propre salon des protagonistes. Comprendre comment ce mélange de cultures a influé sur les relations entre les sexes et l’éducation des enfants m’a passionnée. J’ai réfléchi aux différents sens que pouvait avoir le mariage, à la façon dont son rôle et sa place dans les systèmes familiaux plus larges variaient selon le contexte national. Est-ce un acte privé entre deux individus ou une alliance entre deux familles ? Au cours de mes séances de thérapie conjugale, j’ai cherché à faire ressortir les nuances culturelles à l’arrière-plan des débats sur l’engagement, l’intimité, le plaisir, l’orgasme et le corps. L’amour est peut-être universel, mais, dans chaque culture, ses constructions sont définies dans des langages différents, que ce soit au sens propre ou au sens figuré. J’ai été particulièrement sensible aux discussions tournant autour de la sexualité infantile et adolescente : c’est dans les messages qu’elle envoie à ses enfants qu’une société en dit le plus sur ses valeurs et sur ses objectifs, sur ses motivations et ses interdits.

Je parle huit langues. J’en ai appris quelques-unes à la maison, d’autres à l’école ou en voyage, et une ou deux par amour. Dans l’exercice de mon métier, je suis amenée à utiliser mes compétences multiculturelles aussi bien que linguistiques. Mes patients sont hétérosexuels et homosexuels (je ne travaille pas, à l’heure actuelle, avec des transsexuels), mariés, engagés, célibataires, remariés. Ils ont tous les âges. À eux tous, ils forment un vaste spectre de cultures, de races et de classes. Leurs histoires individuelles mettent en relief les dynamiques culturelles et psychologiques qui façonnent notre façon d’aimer et de désirer.
Une des expériences personnelles les plus déterminantes à l’origine de ce livre pourra sembler n’avoir qu’un rapport indirect avec son thème, mais je dois vous en faire part. En effet, elle éclaire mes motivations profondes. Mes parents ont survécu aux camps de concentration nazis. Pendant ces années, ils étaient face à la mort, et ce de façon quotidienne. Tous deux sont les seuls rescapés de leurs familles respectives. Ils sont sortis de cette expérience avec une furieuse envie de profiter au maximum de chaque jour. Ils avaient le sentiment que la vie leur offrait une chance unique : celle de pouvoir vivre à nouveau. Mes parents étaient peu ordinaires, je crois. Ils ne se contentaient pas de vouloir juste survivre, ils voulaient renaître. Ils possédaient une soif de vivre qu’ils étanchaient grâce à des expériences excitantes, vibrantes, joyeuses. Ils aimaient s’amuser et cultivaient le plaisir. Je ne sais rien de leur vie sexuelle, sinon qu’ils ont eu deux enfants, mon frère et moi. Mais, à travers la façon dont ils vivaient, je sentais qu’ils avaient une compréhension profonde de l’érotisme, bien que je doute même qu’ils aient connu ce mot. Loin de s’en tenir à la définition sexuelle à laquelle la modernité l’a réduit, ils en incarnaient la dimension mystique dans ce qu’elle a de vivifiant et de libérateur. C’est ce sens élargi qui servira de socle à ma réflexion sur l’érotisme.

Une autre influence a été déterminante pour l’élaboration de ce projet. Mon mari dirige le Programme international sur les études des traumatismes rattaché à l’université Columbia. Son travail consiste à aider les réfugiés, les enfants qui ont connu la guerre, les victimes de la torture, à surmonter leurs graves traumatismes. En leur redonnant le goût de créer, de jouer, d’éprouver du plaisir, on permet à ces survivants de renouer avec la vie, et avec l’espoir qui nourrit celle-ci. Mon mari a affaire à la douleur, moi au plaisir. Les deux sont intimement liés.

Les personnes dont je parle dans ce livre ne sont pas citées dans les remerciements, bien que je leur doive beaucoup. Leurs histoires sont authentiques et reprises presque mot à mot. Leurs identités ont été modifiées. Tout au long de l’écriture de mon livre, je leur en ai montré des extraits dans un esprit de collaboration. À vrai dire, ma pratique a nourri bon nombre de mes théories. Je me suis aussi inspirée des études riches et fouillées des professionnels et des auteurs qui se sont attaqués avant moi aux ambiguïtés de l’amour et du désir.

Chaque jour, je suis confrontée aux réalités qui se cachent derrière les statistiques. Je vois des gens qui éprouvent une telle amitié l’un pour l’autre qu’ils ne peuvent supporter d’être amants. Je vois des amants qui s’accrochent d’une façon si obstinée à l’idée que le sexe doit être spontané qu’ils ne le pratiquent jamais. Des couples qui considèrent que la séduction demande trop d’efforts et qu’ils ne devraient plus avoir à s’en soucier à présent qu’ils sont en couple. D’autres pour qui l’intimité signifie tout savoir l’un de l’autre : ayant abandonné toute idée de distance, ils se demandent où le mystère a bien pu fuir. Des femmes qui préfèrent être cataloguées pour le reste de leur vie comme ayant une faible libido, plutôt que de devoir expliquer à leur mari que les préliminaires devraient être davantage qu’un prélude à l’acte lui-même. Je vois des gens qui cherchent si désespérément à repousser l’engourdissement qui s’empare de leur couple qu’ils sont prêts à tout risquer pour vivre avec une autre personne quelques moments de plaisir clandestin. Des couples dont la vie sexuelle est ranimée par une aventure extraconjugale, et d’autres pour qui cette même aventure achève de manière radicale ce qu’un lien ténu maintenait encore. Je vois des hommes âgés qui se sentent trahis par les défaillances de leur sexe, et qui se jettent sur le Viagra pour atténuer leur anxiété. Je vois leurs femmes que ce soudain défi fait à leur propre passivité rend mal à l’aise. Des parents dont la vitalité érotique a été sapée par le fait de devoir prendre soin d’un nourrisson – si bien dévorés par leur enfant qu’ils ne pensent même pas à fermer, une nuit de temps à autre, la porte de leur chambre. Je vois des hommes qui regardent des pornos sur Internet, non parce qu’ils ne trouvent pas leurs femmes attirantes, mais parce que le manque d’enthousiasme qu’elles témoignent les conduit à penser que quelque chose cloche dans leurs propres attentes sexuelles. Je vois des gens si honteux de leur sexualité qu’ils préfèrent épargner ce fardeau à celui ou celle qu’ils aiment. D’autres qui se savent aimés, mais qui aspirent à être désirés. Tous viennent me trouver parce qu’ils ont la nostalgie de cette vitalité érotique sans laquelle ils ne veulent pas vivre. Ils arrivent parfois honteux, parfois désespérés, découragés ou furieux. Ce n’est pas seulement l’acte sexuel en lui-même qui leur manque ; c’est le sentiment d’intimité, de jeu et de renouveau que le sexe leur offre.

Je vous invite à me rejoindre dans mes conversations avec ceux qui partagent cette quête vers plus d’ouverture et de transcendance.

À ceux qui veulent périodiquement éprouver des émotions fortes, je dis que l’excitation est liée à l’incertitude, à notre empressement à étreindre l’inconnu plutôt qu’à vouloir nous en protéger. Mais cette tension extrême nous fait nous sentir très vulnérables. Je mets en garde mes patients : le sexe sans risque n’existe pas.

Je dois signaler, cependant, que tous les amants ne recherchent pas la flamme de la passion. Certaines relations prennent leur source dans des sentiments de chaleur, de tendresse, de présence attentive, et choisissent de rester dans ces eaux calmes. Pour bâtir leur amour, ces couples préfèrent miser sur la patience plutôt que sur la passion. Pour eux, ce qui compte, c’est trouver la sérénité au sein d’un lien durable. Il n’existe pas de chemin unique, et il n’y a pas de bon chemin.

L’Intelligence érotique aimerait vous faire participer à un débat honnête, éclairé, et qui donne à réfléchir. Mais aussi vous encourager à vous interroger sur vous-même, à exprimer les non-dits, à ne pas avoir peur d’aller à l’encontre du sexuellement et de l’émotionnellement correct.

En ouvrant toutes grandes les portes de la vie érotique et de la vie domestique, je vous propose de réintroduire du « X » dans vos relations sexuelles.

Pour aller plus loin

La sexualité décomplexée, Catherine Blanc : Nos libertés prennent leur élan dans la souplesse que nous accordons à notre pensée…