Une vie - Un amour

Une vie - Un amour

André Gorz, philosophe et essayiste,Lettre à D.

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Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. […]
J’ai besoin de reconstituer l’histoire de notre amour pour en saisir tout le sens. C’est elle qui nous a permis de devenir qui nous sommes, l’un par l’autre et l’un pour l’autre.

Ces deux citations renvoient à un autre livre : Pourquoi lui, pourquoi elle ? Nos couples nous guérissent

Le lundi 24 septembre 2007 dans sa maison de Vosnon (Aube), André Gorz se suicide à l'âge de 84 ans en même temps que son épouse, Dorine, atteinte d'une grave maladie. C'est à elle qu'il avait consacré en 2006 le livre Lettre à D. Histoire d'un amour, une ode à Dorine.

Extraits que vous retrouverez sur le site Psychologies.com

« Tu vas avoir 82 ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. […]

J’ai besoin de reconstituer l’histoire de notre amour pour en saisir tout le sens. C’est elle qui nous a permis de devenir qui nous sommes, l’un par l’autre et l’un pour l’autre. Je t’écris pour comprendre ce que j’ai vécu, ce que nous avons vécu ensemble. […]

Avant de te connaître, je n’avais jamais passé plus de deux heures avec une fille sans m’ennuyer et le lui faire sentir. Ce qui me captivait avec toi, c’est que tu me faisais accéder à un autre monde. Les valeurs qui avaient dominé mon enfance n’y avaient pas cours. Ce monde m’enchantait. Je pouvais m’évader en y entrant, sans obligations, ni appartenance. Avec toi, j’étais “ailleurs”, en un lieu étranger, étranger à moi-même. Tu m’offrais l’accès à une dimension d’altérité supplémentaire, à moi qui ai toujours rejeté toute identité et ajouté les unes aux autres des identités dont aucune n’était la mienne.[…]

Rien ne peut rendre compte du lien invisible par lequel nous nous sommes sentis unis dès le début. Nous avions beau être profondément dissemblables, je n’en sentais pas moins que quelque chose de fondamental nous était commun, une sorte de blessure originaire […] : l’expérience de l’insécurité. La nature de celle-ci n’était pas la même chez toi et chez moi. Peu importe : pour toi comme pour moi, elle signifiait que nous n’avions pas dans le monde une place assurée. Nous n’aurions que celle que nous nous ferions. […]

J’ai toujours senti ta force en même temps que ta fragilité sous-jacente. J’aimais ta fragilité surmontée, j’admirais ta force fragile. Nous étions l’un et l’autre des enfants de la précarité et du conflit. Nous étions faits pour nous protéger mutuellement contre l’une et l’autre. Nous avions besoin de créer ensemble, l’un par l’autre, la place dans le monde qui nous a été originellement déniée. Mais, pour cela, il fallait aussi que notre amour soit “aussi” un pacte pour la vie. Je n’ai jamais formulé tout cela aussi clairement. Je le savais au fond de moi. Je sentais que tu le savais. Mais la route a été longue pour que ces évidences vécues se fraient un chemin dans ma façon de penser et d’agir. […]

Sur le papier, j’étais capable de montrer que l’amour est la fascination réciproque de deux sujets dans ce qu’ils ont de moins dicible, de moins socialisable, de réfractaire aux rôles et aux images d’eux-mêmes que la société leur impose, aux appartenances culturelles. Nous pouvions presque tout mettre en commun parce que nous n’avions rien au départ. Il suffisait que je consente à vivre ce que je vivais, à aimer plus que tout ton regard, ta voix, ton odeur, tes doigts fuselés, ta façon d’habiter ton corps pour que tout l’avenir s’offre à nous.

Seulement voilà : tu m’avais fourni la possibilité de m’évader de moi-même et de m’installer dans un ailleurs dont tu étais la messagère. Avec toi, je pouvais mettre ma réalité en vacances. Tu étais le complément de l’irréalisation du réel. Tu étais porteuse pour moi de la mise entre parenthèses du monde menaçant dans lequel j’étais un réfugié à l’existence illégitime, dont l’avenir ne dépassait jamais trois mois. Aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours cherché à ne pas exister. Tu as dû travailler des années durant pour me faire assumer mon existence. Et ce travail, je crois bien, n’a jamais été achevé. […]

Dans le tome II de l’essai qui devait différencier les rapports individuels avec autrui selon une hiérarchie ontologique, j’ai eu beaucoup de difficultés avec l’amour, car il est impossible d’expliquer philosophiquement pourquoi on aime et veut être aimé par telle personne précise à l’exclusion de toute autre. A l’époque, je n’ai pas cherché la réponse à cette question dans l’expérience que j’étais en train de vivre. Je n’ai pas découvert, comme je le fais ici, quel était le socle de notre amour. Ni que le fait d’être obsédé, à la fois douloureusement et délicieusement, par la coïncidence toujours promise et toujours évanescente que nous avions de nos corps renvoie à des expériences fondatrices plongeant leurs racines dans l’enfance : à la découverte première, originaire, des émotions qu’une voix, une odeur, une couleur de peau, une façon de se mouvoir et d’être, qui seront toujours la norme idéale, peuvent faire résonner en moi. C’est cela : la passion amoureuse est une manière d’entrer en résonance avec l’autre, corps et âme, et avec lui ou elle seuls. Nous sommes en deçà et au-delà de la philosophie. »

Lettre à D d’André Gorz est paru chez Galilée en 2006.